Bitcoin, Blockchain et politique : ne pas se tromper de disruption
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Alexandre Stachtchenko, l’un des fondateurs de l’Association Blockchain-France, a publié récemment un article assez long et touffu intitulé de l’éthique de la décentralisation qui aborde fort opportunément la dimension politique de la blockchain.
Il ne suffit pas en effet de marteler que _code is law, _comme si ce code était transcendant à la société et que le codeur descendait dignement du Mont Sinaï ses tables à la main. Il faut prendre conscience de ce que, même dans ce nouveau cadre, il y a de l’organisation, de la gouvernance, des règles de gestion des conflits à mettre en place. Et qu’elles vont être différentes.
Sans citer Jacques Ellul l’article reprend l’une de ses intuitions fondamentales: derrière une technique, un produit, un service, il y a toujours (qu’on le sache ou non) une mutation de société, voire de civilisation. Si j’ai quelques doutes sur la pertinence des démarches du genre comité d’éthique (en gros: maintenant que ça existe, qu’est-ce qu’on en fait, et jusqu’où on l’autorise, sous notre contrôle à nous, les sages), je pense que l’examen des cas concrets soulevés est indispensable.
Ce qu’Alexandre Stachtchenko propose comme cas, c’est – via un commentaire sur une étude publiée par Francesca Pick (Ouishare) -une réflexion sur le cas de Backfeed, société qui promeut un système d’exploitation social devant permettre la collaboration sans système central. Cette réflexion est consécutive à une tentative d’utilisation concrète de la solution Backfeed par Ouishare à l’occasion de l’un de ses festivals de l’économie collaborative.
Or l’un des créatrices de Backfeed n’est autre que Primavera De Filippi, chercheuse au CNRS et à Harvard.
Compte tenu de la présence significative de cette chercheuse tant sur les estrades (Blockchain-France le 14 janvier, Lift le 11 février) qu’auprès des pouvoirs publics (Commission du Parlement Européen le 25 janvier, CSSPPCE à l’Assemblée Nationale le 24 mars prochain), je trouve en effet intéressant de se pencher sur ce dont elle fait implicitement la promotion, et qui n’est certainement pas le bitcoin.
J’ai jugé assez sévèrement le passage de Primavera De FIlippi à Bruxelles, avec une posture ni très positive, ni particulièrement innovante (autorité, centralisme, contrôle). J’ai écrit qu’au total sa présentation du bitcoin et de la blockchain mettait exactement les parlementaires en condition pour recevoir ensuite comme paroles d’évangile les recommandations de tous les régulateurs, mais aussi les soupçons les moins fondés, et que j’étais prêt à parier que la moitié des auditeurs auraient conclu que moins on entendrait parler du bitcoin, mieux ils se porteraient. Mais il faut admettre qu’elle y a résumé une analyse assez constante chez elle (lire cet article en anglais de 2014).
Ce que Primavera De Filippi, quand elle est sur les estrades pour éclairer les auditoires au sujet de la Blockchain, voire du bitcoin, ne dit pas cash, c’est l’hostilité des promoteurs de Backfeed envers Bitcoin. La lecture du magazine en ligne de Backfeed le révèle cependant très vite. Je suggère la lecture de la débâcle du bitcoin pour se forger une opinion.
Ceci posé, qu’est-ce que Backfeed? C’est un système de gouvernance décentralisée organisé autour d’une blockchain, d’un algorithme de « Proof of Value », d’un système de réputation et d’un mécanisme de crypto-token.
Comment ce système et sa PoV pouvaient-ils, ou dans quelles limites, servir à l’organisation d’un festival de l’économie collaborative, c’est ce que l’article d’Alexandre Stachtchenko expose avec bien trop de détail pour que je le recopie ici.
L’essentiel semble donc de se poser la question philosophique : si la technique crée une forme de confiance qui rend inutile ce que l’on appelait jadis la confiance, en quoi cela nous impact-t-il ? Comme le dit Francesca Pick la société est basée sur la confiance, on ne peut l’éliminer. D’un point de vue éthique et humain, la confiance ne doit pas disparaître, même si la technologie permet de s’en passer.
La même pose aussi une question redoutable, celle de la « quantification » de la confiance, ou de l’intérêt d’une relation. Comment savoir si négocier un partenariat avec un sponsor vaut plus ou moins qu’avoir une discussion stimulante avec un autre membre de la communauté ? Comment évaluer les contributions bénévoles ? Evalue-t-on l’importance, la qualité, la pertinence d’un travail ?
La mise en ouvre concrète de la solution Backfeed semble avoir suscité de sérieuses difficultés (celles que bien des pédagogues dénoncent, soit dit en passant) : la peur de la mauvaise note amène chacun à la boucler.
Ici je ne peux m’empêcher de songer à la célèbre formule combien tu m’aimes? qui a servi dans un film de Bertrand Blier et, puisque j’en suis au cinéma, à la scène culte du Mépris de Godard…
Sommé de détailler, Piccoli a avoué qu’il aimait les pieds de Bardot, ses chevilles, ses pieds, ses cuisses, ses seins (on ne va pas jusqu’à et la tête? alouette!) et la jeune enfant alanguie peut alors conclure donc tu m’aimes totalement? Que se passerait-il si l’on faisait voter tous les spectateurs du film ? S’ils devaient quantifier ? Et si l’on évaluait leurs évaluations?
Bref ce qui s’annonce comme collaboratif peut mener au silence online … et à l’oubli de ce que la vie continue offline ou… sur d’autres médias (Slack, Trello, Telegram) car les interactions humaines sont innombrables.
La conclusion, elle-même très riche et à laquelle je renvoie, suggère que ces outils de gouvernance décentralisée sont encore très loin de la maturité, peu universalisables, sans doute survendus par un effet de mode… Je reprends donc les mots de Francesca Pick : Changer les comportements et les relations représente une barrière beaucoup plus large que la technologie…Les promesses de désintermédiation, de décentralisation, et d’agilité de la Blockchain s’accompagnent d’incommodités dont il convient de se demander si l’on peut s’en accommoder.
Sans doute l’article d’Alexandre Stachtchenko est-il (comme le mien!) un peu long. Mais la recherche de la vérité implique souvent de déborder des formats très serrés des présentations orales en public où des idées nouvelles sont brandies et présentées de façon schématiquement flatteuses.
La désintermédiation des échanges c’est maintenant (ou bientôt) et cela passe par bitcoin. La désintermédiation universelle, la pan-disruption des arts, des armes et des lois cela risque de n’être qu’un sujet de conversation sans grande conséquence, et pour un certain temps.
Cet article Bitcoin, Blockchain et politique : ne pas se tromper de disruption est issue du site Le Coin Coin.