La boite
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Les techniciens n’aiment pas les politiciens. La grande figure mythologique de la techno ( τέχνη ) c’est Prométhée, dont le nom signifie le Prévoyant, celui qui réfléchit avant, celui qui regarde devant. Son geste – voler le feu aux dieux pour le donner aux hommes – a inspiré une vraie geste, une abondante littérature romanesque (jusqu’à Frankenstein !) et des réflexions profondes à bien des philosophes dont Hobbes et Marx.
Selon le poète Eschyle, il apprit aussi aux humains la notion de temps, les mathématiques, l’écriture, l’agriculture, le dressage des chevaux, la navigation maritime, la médecine, l’art divinatoire et l’art métallurgique…. rien que cela ! Dans bien des cultures, au demeurant, c’est un personnage divin qui apprend aux hommes ces choses utiles. En Égypte, le dieu Thot offre ainsi les hiéroglyphes. Sans pour cela se retrouver enchaîné à un rocher comme le malheureux Titan puni par les dieux.
L’originalité du cycle prométhéen tient aussi à l’histoire des autres membres de la famille, qui est instructive. Fils comme lui du Titan Japet et de l’Odéanide Clyméné, son frère Épiméthée porte un nom qui signifie au contraire… Celui qui regarde derrière… ou qui réfléchit après coup.
Platon rapporte comment Épiméthée décida un beau matin de se charger de répartir les qualités (force, vitesse etc) entre les animaux. Quand le tour des hommes fut venu il ne restait presque plus rien. C’est pour réparer cette lourde bourde que son frère aurait décidé de rétablir un peu d’équité en faveur des malheureux bipèdes sans plumes. Il vola le feu au dieu forgeron, et la technique à la sage déesse Athéna. Mais il ne put dérober l’art politique, qui était dans la chambre de Zeus lui-même…
Dans d’autres récits, qui ont ma préférence, c’est Épiméthée qui aurait été en charge de procurer la compétence politique aux hommes déjà dotés par son frère de la compétence technique.
De toute façon, quelque soit le récit que l’on suit, l’art de se gouverner resta sur l’Olympe. Et c’est pour cela que l’être humain peut aller sur la lune ou inventer le bitcoin, mais n’est pas capable de régler ses petites affaires sur terre et de mettre au point une gouvernance un peu sensée. A cet égard, compter sur la technique pour réinventer la politique, comme le font tant de mes amis, est sans doute une illusion.
On voit aujourd’hui des hommes comme Gavin Andresen, partir d’une proposition technique, complexe et ne suscitant pas de consensus, mais dont l’enjeu n’avait rien d’immédiat et la transformer en rupture politique dont les conséquences peuvent être beaucoup plus rapidement tangibles, tout en glissant au passage quelques autres modifications (désanonymisation, mise au ban de certains adresses IP…) dont on parle moins mais qui sont aussi controversées…
Cela illustre assez bien la chose. C’est en lisant tant de commentaires de bitcoiners qui déplorent la situation créée par l’initiative « XT » que le mythe de Prométhée et Épiméthée m’est revenu à l’esprit. Qu’ils soient frères n’est évidemment pas anecdotique.
L’art magique de la monnaie, c’est Satoshi qui l’a volé aux banques Quand on voit sur des monnaies romaines « Jupiter Custos » c’est à dire gardien, protecteur, garant, on saisit intuitivement la dimension prométhéenne du crime de Satoshi. Nul ne sait s’il n’est pas aujourd’hui en train d’expier son crime sur quelque rocher. En tout cas il n’en profite guère, puisque lui-même n’a pu ou n’a voulu monétiser sa propre richesse.
Celui qui a vu loin devant, un monde sans monopole des banques, c’est Satoshi, comme Prométhée avait vu un monde où les hommes se passeraient des dieux pour cuire la soupe ou forger leurs armes.
Celui qui regarde en arrière, Epiméthée, c’est Gavin. La taille du bloc c’est un débat technique. Le nombre de transactions que cette taille détermine indirectement, c’est un enjeu qui n’est pas technique. C’est le bon vieux monde d’avant qui veut reprendre le contrôle. Ce sont les venture capitalistes qui veulent que les start-up bitcoin se développent, tournent, brassent, beaucoup, encore plus. Ils veulent une Visa 2.0.
Revenons donc à cette intéressante famille : la femme d’Epiméthée est restée plus fameuse que lui. Elle avait nom Pandore, ce qui signifie Douée de tous les dons et c’était (comme tant d’autres!) la plus belle femme du monde. Zeus avait envoyée à Épiméthée comme un cadeau empoisonné cette attrayante et pernicieuse merveille selon les mots du poète Hésiode, avec en prime une petite boîte à ne surtout pas ouvrir.
Dans la boite, comme on sait, les dieux avaient mis toutes les catastrophes possibles. Bien sûr les catastrophes naturelles, mais aussi la maladie, la vieillesse, la folie et la mort. La liste est plus ou moins longue selon les récits. Certains y joignent donc le vice et la passion… ce qui nous ramène à l’impossibilité de nous gouverner dans laquelle le peu réfléchi Épiméthée nous a laissés, malheureux humains que nous sommes.
Le problème de la boite c’est qu’une fois ouverte, elle est ouverte. Les promoteurs de Bitcoin XT proposent de passer en force pour la taille du bloc.
Mais au delà de la taille du bloc, il y a le fait de passer en force. Pour une raison aujourd’hui, pour d’autres raisons demain. Certains n’ont pas hésité à parler de « coup d_‘État_ » (ce qui est une métaphore un peu déplacée dans notre monde sans Etat) ; d’autres plus justement parlent de comportement puéril.
Les mythes grecs sont subtils. Dans la boite, les dieux avaient aussi glissé l’espérance…
Il est donc un peu tôt pour annoncer comme le fait le journal Les Echos que l_‘utopie d’une monnaie décentralisée_ va disparaître dans cette crise existentielle. Il est un peu tôt pour désespérer d’une gouvernance communautaire, par l’usage en somme : jusqu’au début de janvier en effet, rien ne se passe. A partir de 2016, c’est une sorte de système de vote automatique qui va s’enclencher. Ceux qui auront installé la version nouvelle proposée par Andresen continueront à faire des blocks de 1 million. Et si plus de 75% de l’ensemble des nouveaux blocks viennent de systèmes XT alors le réseau commencera à faire des blocks à 8 millions. Ce sont des choses déjà vues dans le monde de l’Open Source, et auxquelles le monde de la finance centralisée n’était pas habitué. Il y a des voies de solutions, comme celle que suggère Bitpay : une augmentation de la taille des blocs, mais intégrée à Bitcoin « Core »… et en préservant le plus possible la nature décentralisée de Bitcoin.
Prométhée a un fils, qui épouse la fille de son frère et de Pandore. Quand le déluge survient ( chez les Grecs aussi…) c’est ce couple qui survit, et repeuple la terre. Les hommes, avec ou sans les dieux, finiront bien par construire leur Commune, lui donner des règles convenables et la défendre.
Une fois que les hommes ont reçu le feu, l’Histoire ne finit pas. Elle commence.
Pour aller plus loin :
- Texte grec et traduction du récit de Platon pour entrainer mon fils Joseph Favier, mon ami Adli Takkal Bataille, et d’hypothétiques autres lecteurs hellénisants…
- La proposition de Bitpay
A propos de l’auteur :
La quête incessante de l’info du moment aurait tendance à nous faire oublier qu’il n’y a pas « de vraie communauté sans production historique et réflexive ». Cette production distanciée et nourrie par l’Histoire, c’est Jacques Favier qui la propose à la communauté le long de la Voie du Bitcoin !
« De par ma formation d’historien, je regarde le monde différemment d’un technicien : sur le temps long, en cherchant – derrière les produits qui apparaissent – ce que les nouveaux services offerts induiront comme mutations de société mais en gardant à l’esprit les permanences de la nature humaine. Le trésor des siècles offre aussi l’occasion de bien des associations d’idées. […] Avec Bitcoin […] j’ai pressenti presque instantanément qu’il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil du vieil or monétaire, tant comme instrument pratique que comme scandale pour la réflexion sur la monnaie ». – Jacques Favier
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