Le Spectre
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Un spectre hante la Finance : le spectre du bitcoin. Toutes les puissances de la vieille finance se sont unies en une Sainte-Alliance non pour le traquer mais pour le noyer sous un flot de mots. Mais il remonte toujours à la surface, de colloque sur la disruption en consortium sur la blockchain, quand on imagine les vingt façons dont cette technologie libertaire pourrait être miraculeusement retournée pour embellir la main qu’elle entendait mordre.
A l’Assemblée nationale le 24 mars (« Blockchain : disruption et opportunités ») plusieurs experts ont pu expliquer qu’il était illusoire de séparer le bitcoin de la blockchain, simplement en rappelant le fonctionnement de l’un et de l’autre ou en faisant mention de recherches de première main ; mais il se trouvait toujours un nouvel orateur pour venir asséner à l’assistance l’importance de bien distinguer l’un et l’autre, sans que cette admonestation ne soit fondée sur quoi que ce soit hormis l’argument d’autorité.
Si aucune explication technique ne peut surmonter la sainte horreur qu’une monnaie décentralisée inspire à tous ceux qui exercent le métier de tiers de confiance ou de contrôle, la bonne nouvelle est qu’un soutien de poids pourrait venir des juristes.
Certes, tout n’est pas limpide de ce côté là. À l’Assemblée Nationale, on n’a pas toujours saisi si les pros des lawtechs comptaient mettre de la loi dans l’algorithme ou de l’algorithme dans la loi. Certains n’ont pas dû méditer le principe de Kerckhoffs. On a vécu, en revanche, un grand moment quand Maître Thibault Verbiest (De Gaulle-Fleurance) a rappelé que la monnaie est basée sur une notion qui n’est pas définie juridiquement parce qu’en droit la confiance n’existe pas et qu’elle est au mieux une tautologie.
Gardez cette tautologie en mémoire, elle va resurgir avant la fin de l’article.
Deux événements consécutifs viennent de faire entendre des musiques intéressantes. La soirée « Blockchain et Droit » organisée à la Sorbonne le 31 mars par le groupe d’étudiants Think Libéral d’Assas, entendait explorer comment le droit positif risque de se retrouver rapidement dépassé par ces innovations [et] commencer à défricher les liens entre le droit et la technologie de la blockchain. La matinée Assurchain organisée le 6 avril par Finyear et France Innovation au Palais Brongniart se présentait comme un _évènement exceptionnel en avance de phase sur l’impact de la Blockchain sur le secteur de l’assurance. O_n a parlé des smart contracts et de leurs promesses révolutionnaires : pas d’interprétation, pas d’intervention de l’Ètat, exécution automatique, mise en œuvre d’organisation autonome décentralisées… disruption de tout et partout.
À mi-chemin des juristes (on ne peut pas) et des technos (on peut tout) je dois exprimer quelques doutes sur certaines promesses des contrats intelligents mais aussi ce que je perçois comme une chance pour les paiements intelligents.
Les smart contracts n’éliminent pas forcément l’Etat. Au palais Brongniart on a entendu Alain Bregy décrire une flotte de véhicule autonomes et sans conducteur, appartenant à des DAO et mutuellement assurés via une blockchain. Tout un exposé qui n’a semblé buter qu’à l’évocation de dommages corporels réels. Sa diapositive a même été la plus likée sur Tweeter. Personne n’a cependant songé à demander à quels noms seraient établis les cartes grises. Cela me gêne un peu.
À la Sorbonne, j’avais annoncé la couleur en tant qu’historien : l’ordre public est une fonction régalienne prioritaire à l’émission monétaire. Même si les tenants des contrats auto-exécutables assurent et proclament que code is law, rien n’empêchera jamais des litiges d’être portés devant la justice nationale quand il adviendra que l’un des plaignants ou la transaction elle-même y sera localisable. Je rappelle que les rois de France ont étendu le territoire où les justiciables pouvaient interjeter appel devant eux bien avant d’y déployer un réseau administratif. Le juge précède le préfet, et c’est le justiciable lui-même qui va le chercher.
Les smart contracts n’éliminent pas (tous) les litiges. A Genève ou à Paris, on s’est pressé pour entendre Stephan Tual présenter Slock.it, toujours brillamment tant qu’on en reste au concept, mais parfois avec un peu d’imprécision quand surgissent, par exemple sur le cas concret d’une location d’appartement, des questions sur l’état des lieux, les contestations, les dommages etc.
Ils ne fondent pas de droit et laissent ouvertes certaines questions de gouvernance. MaîtreHubert de Vauplane (Kramer Levin Naftalis & Frankel) a déclaré à la Sorbonne que le débat autour de la méthode de consensus va déterminer largement le choix de la gouvernance des technologies blockchain. Je lui ai fait remarquer à la sortie que c’était aussi (voire plutôt ?) l’inverse, ce dont il est convenu en souriant. Mais le « contrat crypto » lui-même est problématique quand on écoute Maître de Vauplane : dans une blockchain ouverte les opérations effectuées n’ont pas d’autre force juridique que la valeur que les participants à la chaîne veulent bien lui donner.
Au total on risque d’être long à mesurer ce qu’ils apporteront. À la Sorbonne on a entendu le professeur Bruno Dondero (Panthéon Sorbonne) citer la gestion d’un pacte d’actionnaires (en private equity) comme une application très efficace de la blockchain… mais conclure en se demandant mais finalement en quoi est-ce que la blockchain est indispensable par rapport au service que rendrait un tiers de confiance, qui pourrait ne pas être imposé par l’État mais choisi par les parties. Il ajoutait que « en droit je contracte avec un sujet de droit » et comparait avec humour les contrats entre machines au célèbre dialogue de Furby et Siri…
En terme de bénéfice technique, Alain Bregy parle de « l’élimination de la faillibilité du témoignage humain », mais il peine à convaincre quand on lui parle de la possibilité de truquer les capteurs. Quant aux bénéfices financiers, nul ne sait comment les 20 milliards promis sont sortis de chez Santander (ou de chez ses consultants?). Le patron de Ripple vient d’émettre de gros doutes. Un ancien banquier me suggère en off que concrètement, ce sont des réductions massives d’effectifs pour la réalisation de tâches administratives : exactement le discours qui a accompagné dans les années 1980 l’arrivée de la micro-informatique; ce qui pour des raisons aussi nombreuses qu’évidentes ne se réalise pas d’un coup de baguette magique…
Au total, une notable imprécision dans l’accroche au réel risque d’entraver ce que l’on commence à appeler la marchandisation de la blockchain. Pour l’instant l’argent qui soutient la blockchain est celui de l’ancien monde qui n’a que deux buts : regarder comment ça marche (mais de loin, et pas tout seul) et faire oublier son potentiel disruptif en implémentant de vieux services, comme le crédoc (chez R3CEV ?), les bons de Caisse (chez Macron) ou le financement participatif (chez BNP Paribas, lire les réserves d’un expert) sur des « prototypes » (alias « PoC ») c’est à dire des blockchains-jouets présentées comme de grandes réalisations maison, mais conçues par des consultants extérieurs.
Dans l’exposé d’Alain Bregy au Palais Brongniart la fonction de production de monnaie n’a pas d’intérêt : on adhère à son système de véhicules autonomes pour bénéficier d’une bonne assurance quand on est un bon conducteur. Et d’ailleurs sur ses diapositives les paiements sont symbolisés par le signe €.
Inutile de préciser que le même jour, dans l’exposé de Philippe Denis (BNP Paribas) le bitcoin est éliminé d’une phrase, comme une saleté, même s’il réapparait comiquement quand l’orateur avance que la banque se serait intéressée à la blockchain dès 2011.
Or une autre phrase, prononcée pourtant plus tôt dans la matinée, aurait dû faire mouche, celle d’Adrian Sauzade (Wekeep) : la blockchain ne permet de programmer que des cryptomonnaies. Pour enfoncer le clou : « l’euro n’est pas une smart money ».
J’avais prévenu, moi-même, à l’Assemblée Nationale : Des contrats intelligents auto-exécutables en tous genres sont conceptuellement possibles. Ils fonctionneront avec des jetons digitaux et chaque fois qu’une idée séduira, le jeton correspondant prendra de la valeur. Voyez ce qui est arrivé avec Ethereum, jadis paré de toutes les vertus demodestie face à bitcoin, et dont l’éther est devenu aussi volatile et aussi spéculatif. La moue des banquiers n’y pourra rien, une blockchain ne peut faire circuler que des représentations (IOU) qui n’auront jamais d’autre force juridique que la valeur que les participants à la chaîne veulent bien lui donner ou …des smart-tokens qui pourront toujours servir de monnaie. **Une monnaie est une monnaie. Tautologie ! **
Adrian Sauzade, qui avait déjà pu présenter le projet WeKeep à la Sorbonne, vise lui aussi à fournir un service smart : une assurance (vraiment) mutualisée, avec séquestre sur la blockchain (de bitcoin), déblocage de l’indemnisation en cas de sinistre par un jeu de multi-signature, le groupe de mutualistes étant l’unique détenteur des fonds. Pour cela, à la Sorbonne, comme au Brongniart, il n’a pas hésité à parler de bitcoin parce qu’il est raisonnable de fonder son projet sur ce qui fonctionne réellement. Il vise aussi à gérer des points de fidélités ou des jetons cryptographiques d’authentification…. Pour cela il doit ajouter de l’information (on dit « colorer ») des portions… de cette smart-money programmable qu’est le bitcoin.
Comme l’a rappelé en février dans un communiqué le Cercle du Coin (qui compte aujourd’hui 35 membres tous entrepreneurs, promoteurs de start-up, développeurs, gestionnaires de blogs spécialisés ou de meet-up)** il n’y aura certainement pas de « révolution blockchain » sans le bitcoin**.
Cet article Le Spectre est issue du site Le Coin Coin.